Tamiser la semoule, façonner nos principes

Mar 11, 2025

Cette semaine, je veux vous parler d’un souvenir d’enfance. Pas un grand événement, ni une aventure extraordinaire, mais une scène simple, presque anodine. Pourtant, avec le recul, elle contient une leçon fondamentale qui continue de résonner dans ma manière d’aborder le travail, les relations humaines et l’engagement au quotidien.

Un après-midi en Tunisie

J’avais trois ans lorsque j’ai mis les pieds pour la première fois en Tunisie, terre de mes racines familiales. Pour un enfant parisien, c’était un monde différent : une lumière plus franche, une chaleur qui s’accroche à la peau, des odeurs d’épices et de jasmin qui flottent dans l’air. Mais ce qui est resté, bien plus que les paysages ou les sons, c’est une image : celle de ma grand-mère, Mima, dans le patio familial, en train de tamiser la semoule.

C’était un après-midi brûlant, à quelques kilomètres de la mer et des ruines de Carthage. Dans la cour intérieure, des tapis en osier étaient éparpillés sur le carrelage encore neuf. Au centre, Mima. À sa gauche, un sac rempli de semoule. À sa droite, une pile de gherbels, ces tamis de différentes tailles qui servent à affiner le grain.

Je me souviens de sa posture, concentrée, appliquée. Son geste était précis, méthodique, comme un rituel qu’elle exécutait avec le plus grand soin. Pourtant, il ne s’agissait pas d’un festin familial, d’un repas attendu avec impatience. Cette semoule n’était pas pour nous.

Alors, intrigué, j’ai demandé : pourquoi ?

Mima m’a répondu simplement : « Cette semoule ne sera pas pour nous. Elle sera offerte. Et parce qu’elle est destinée aux autres, elle doit être préparée avec encore plus de soin que celle que nous dégusterions. »

J’ai hoché la tête, sans comprendre pleinement. Puis je suis retourné jouer pieds nus sur le sol chaud. Mais cette phrase, anodine sur le moment, est restée.

Le don comme exigence, pas comme abandon

Il m’a fallu du temps pour saisir la portée de ce geste. Dans une vision occidentale et marchande du don, on imagine souvent qu’il s’agit d’une privation. Donner, ce serait se séparer d’une partie de ce que l’on possède. On parle de « faire un sacrifice », comme si le don devait nécessairement être une perte. Or, dans la conception de Mima – et plus largement dans beaucoup de cultures méditerranéennes et orientales – le don est un acte d’excellence, pas un simple geste de générosité.

Donner, c’est offrir le meilleur de soi. Donner, ce n’est pas se débarrasser, ce n’est pas céder ce qui nous est inutile. C’est, au contraire, élever son exigence, faire plus que ce qui est attendu, chercher l’harmonie et la perfection non pas pour soi, mais pour les autres.

C’est une idée que l’on retrouve dans de nombreuses traditions philosophiques et religieuses.

  • Dans l’Islam, la notion de « sadaqa« , qui désigne le don volontaire, est souvent associée à une pureté du geste. Il ne s’agit pas seulement de donner, mais de le faire avec une intention sincère et une recherche de bien.
  • Dans le judaïsme, le Talmud distingue différents niveaux de don, et considère que le plus noble est celui qui est fait dans l’anonymat, sans attendre de reconnaissance.
  • Dans le bouddhisme, le « dāna«  est une pratique centrale : l’acte de donner doit être accompli sans attachement, mais avec une totale bienveillance envers l’autre.

Ce que Mima m’enseignait, sans le formuler ainsi, c’était que le don véritable implique un dépassement de soi. Que lorsque l’on donne, on ne doit pas juste offrir ce que l’on peut se permettre de perdre, mais ce que l’on aurait voulu garder.

Appliquer cette leçon dans nos vies

Des années plus tard, en repensant à cette scène, je me suis rendu compte que cette philosophie s’appliquait bien au-delà du geste matériel du don.

Elle concerne aussi le travail.
Elle concerne les relations humaines.
Elle concerne la manière dont on s’engage dans ce que l’on fait.

Dans un monde où l’on valorise l’efficacité, la rapidité et l’optimisation, il est facile de tomber dans une logique du « minimum viable » : livrer un projet, une prestation, un service, en faisant ce qu’il faut, mais rien de plus. Aller vite, répondre à la demande, sans trop se soucier du reste.

Mais si Mima avait appliqué cette logique, elle aurait simplement tamisé la semoule comme elle le faisait pour elle-même. Elle aurait bâclé le travail, se disant que, de toute façon, elle ne verrait jamais ceux qui allaient la recevoir.

Elle ne l’a pas fait.
Elle a travaillé avec la même exigence que si elle préparait un repas pour sa propre famille.

Et c’est peut-être ça, l’essence d’un travail bien fait.

Faire les choses avec soin, même quand personne ne regarde.
Ne pas mesurer son implication à l’aune d’une reconnaissance attendue.
Donner du sens à ce que l’on fait, non pas parce que c’est rentable, mais parce que c’est juste.

Et aujourd’hui ?

Cette scène continue de me suivre. Dans mon travail, dans mes engagements, dans ma vision de la communication, j’essaie – autant que possible – de garder ce principe en tête.

Quand on écrit un discours, un article, un manifeste, on peut se contenter de faire « ce qu’il faut ». Trouver des mots qui sonnent bien, qui cochent les bonnes cases. Ou alors, on peut chercher les mots justes. On peut se poser la question de l’impact réel de ce que l’on dit. On peut ne pas livrer un produit, mais une intention. Et c’est ce que je retiens de Mima.

Donner, transmettre, créer : ce n’est pas juste remplir un espace vide.C’est offrir une partie de soi-même, en veillant à ce que cette partie soit la meilleure possible.

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